Date de publication: 01/02/2011
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L’imaginaire oriental des arts martiaux a popularisé jusqu’à la caricature les figures du maître et du disciple. Il suffit d’invoquer l’hommage parodique qu’en fait Tarantino à travers Pai Mei, le vieux maître de kungfu de son Kill Bill. Nombre d’Européens se rendent, d’ailleurs, en Asie et spécialement à Taiwan, où les traditions chinoises seraient mieux préservées qu’en Chine même, pour suivre l’enseignement d’un maître. Cette relation éducative semble toucher toutes les disciplines : arts martiaux bien sûr, mais aussi musique, peinture, calligraphie, médecine. Qu’en est-il réellement de cette dialectique « maître et disciple » ?
Lucie Kelche et son maître Chen Xi-huang.
Disciples et marionnettes
Lucie Kelche répète les gestes millimétrés que ses phalanges doivent accomplir pour donner l’illusion que la princesse à gaine s’évente avec grâce et nonchalance. Plus que sur ses paroles, elle se concentre sur les manipulations du grand maître de marionnettes à gaine taiwanaises Chen Xi-huang [陳錫煌] qui a récemment obtenu le titre de Trésor national.
L’apprentissage par l’exemple exige déférence extrême, respect absolu, amour. Un trésor vivant transmet sa richesse à cette condition. Sont-ils nombreux à ressentir le besoin de suivre l’enseignement d’un maître, prêts à quitter l’Europe en quête d’un El Dorado plus humain ? Les maîtres ne poussent-ils que sous les tropiques, qu’on assiste à cet exode de talents ?
George Steiner, qui consacre un essai à la dialectique « maître et disciple » en Occident, affirme qu’une « société, comme celle du profit débridé, qui n’honore pas ses maîtres est viciée »(1). L’expérience de Lucie Kelche à Taiwan montre à quel point cette relation peut être accomplie et séduisante : « Même si je n’ai jamais eu de problème particulier en France à l’école, cette relation est celle qui me convient le mieux. Le rapport maître à disciple est beaucoup plus personnel, profond, respectueux du rythme et de la personnalité de chacun. Comparé au prêt-à-porter, c’est du sur-mesure », explique Lucie avec une mine comblée.
En rencontrant les disciples venus étudier auprès de maîtres à Taiwan, on ne peut s’empêcher de se demander si cette migration éducative ne signale pas un manque qui serait propre à la culture européenne et à la dévalorisation de certains modèles éducatifs : « Même si j’ai eu une relation de complicité semblable avec mon professeur de violon, je ne crois pas que j’aurais pu rencontrer une telle relation en Europe. Ici, à Taiwan, le professeur est très respecté et la société hiérarchisée ». Cette dialectique « maître et disciple » s’inscrit en effet dans un vaste système de valeur oriental qui se décline en de nombreuses doctrines, au premier rang desquelles figurent le confucianisme et le principe ordonnateur de piété filiale qui assure la pérennité de la société chinoise. Sous le contrôle bienveillant de son maître, Lucie Kelche semble une disciple heureuse. Faut-il en conclure que ce modèle éducatif est général ?
Démasterisation sociale
Quand on demande à Arnaud Le Chat, compositeur et multi instrumentiste, si Jian Xiang-long [簡翔龍] est son maître ou son professeur, il répondra, après une hésitation, qu’il suit les cours d’un professeur d’erhu et non d’un maître. Quelle est la différence entre shifu, [師傅] « maître », et laoshi, [老師] « professeur » ? Son professeur est en fait diplômé d’erhu au département de musique chinoise de l’Université nationale des arts de Taiwan. Il est donc le produit d’un système scolaire dont l’issue est validée par un diplôme. Il a suivi un enseignement circonscrit au temps du cours. Tandis que l’élève se contente de suivre l’enseignement d’un professeur pendant le temps d’un cours, le disciple assiste le maître toute sa vie durant. Autrefois, la relation maître et disciples incluait une forme d’adoption déguisée. « En Chine, nous raconte Jian Xiang-long, les maîtres d’erhu ont disparu pendant la Révolution culturelle. Quant à Taiwan, aucun maître d’erhu célèbre n’y a accompagné le Kuomintang. »
Les enfants sans famille, pauvres, déshérités, étaient vendus à des maîtres qui faisaient école et transmettaient leur enseignement à des disciples qui se soumettaient à vie à leur autorité. La discipline exigeait l’abnégation. En échange de l’enseignement du maître, le disciple s’occupait des tâches ménagères, préparait le repas, servait le thé, le conduisait en tout lieu et s’assurait que tout allait bien. Jian Xiang-long explique l’évolution de son art : « Avant qu’il ne devienne un instrument soliste, dans les années 1920, par mimétisme avec le violon, sous l’influence du grand compositeur et musicien Liu Tianhua [劉天華], l’erhu était un instrument d’accompagnement pour l’opéra notamment. L’enseignement musical se faisait à l’oreille. Il n’y avait ni solfège ni partition. Les enfants, eux-mêmes fils de musiciens ou enfants achetés à des familles pauvres, écoutaient le maître et accompagnaient les chanteurs, comme Mei Lanfang [梅蘭芳], grand maître de l’opéra de Pékin. Ce conditionnement n’existe plus. Maintenant les jeunes ne vont plus si tôt à l’opéra et l’écriture devient un substitut nécessaire. » À partir de la Révolution culturelle : plus de maître proprement dit. Les laoshi (professeurs) deviennent le seul modèle d’enseignement et remplacent les shifu (maîtres). Formulons alors une hypothèse : il est possible que la relation maître-disciple n’existe plus que sous une forme marginalisée, ici comme ailleurs, et que notre dialectique orientale ait volé en éclats sous l’influence des nouveaux modèles d’intersubjectivité propres aux sociétés modernes.
Wing Chun ou les ailes du non agir
Dans le domaine des arts martiaux, puisque c’est principalement à travers eux que se développe l’imaginaire du maître et du disciple, les spécialistes ne sont pas non plus convaincus par la pertinence de cette relation.
« Le plus important, c’est la forme. Quand tu sens qu’un mouvement est bon, tu dois le répéter sans cesse ». Thierry Laurent fixe son élève à l’affût d’un mouvement mal exécuté. Il lui enseigne les principes de base du Wing Chun, cette antique technique de combat qui répond au même principe que tous les arts martiaux, la transformation de la force de l’adversaire. Thierry a émigré de la Réunion pour venir à Taiwan étudier son art martial avant de l’enseigner lui-même à Taipei et d’ouvrir sa propre école à Grenoble.
L’imaginaire de Bruce Lee [李小龍] n’est peut-être pas étranger à son aventure. Le succès international de la figure du maître du « petit dragon », Ip Man [葉問], dont la biographie acrobatique et nationaliste a fait l’objet récemment d’une adaptation cinématographique hongkongaise, explique sûrement aussi la motivation de ses élèves. Or Thierry Laurent ne prétend pas être maître mais « prof ». Comment expliquer cette réticence à assumer le statut de maître ?
Serge Dreyer, professeur d’université à Taiwan et passionné d’arts martiaux, adepte d’une philosophie du « non agir » et du « lâcher prise », enseigne le taiji quan en Europe. Il se perfectionne à Taiwan en pratiquant le xinyi quan et explore les techniques d’armlocks. Spécialisé aussi en didactique du français et en anthropologie, il nous fournit quelques clefs redoutables pour comprendre la dialectique « maître et disciples ».
Selon lui, le titre shifu couvre de nombreuses pratiques, de préférence manuelles, et peut désigner indifféremment le chef cuisinier comme le calligraphe. Le titre « maître » (maître d’armes, maître d’école, maître d’échecs, maître avocat) en France n’aurait pas la même valeur. Il correspondrait à la relation artisan-apprenti s’il ne permettait en plus de « donner de la face » – la « face » faisant référence au processus de socialisation du monde chinois qui consiste à valoriser la position sociale de son interlocuteur.
Serge Dreyer considère ce processus comme un handicap : « C’est un discours d’autorité qui me dérange, contraire aux valeurs fondamentales d’égalité. On progresse grâce à la contradiction ». L’humilité que véhicule la pratique des arts martiaux est ambiguë et comporte souvent, selon lui, une part d’humiliation. « L’humilité est une valeur essentielle. Il faut savoir perdre, lâcher prise pour progresser. » En somme, au nom de l’esprit critique, il refuse non seulement la position de maître mais aussi celle de disciple. « De plus, l’humilité dans le discours, sous couvert de respect, cache une hiérarchie souvent prétexte à s’affirmer socialement. »
Lucie Kelche, quoique disciple comblée, n’idéalise pas non plus cette relation éducative : « Le devoir filial a peut-être une contrepartie, c’est qu’on questionne moins l’autorité ». Le respect à l’autorité impliquerait, selon elle, un relatif effacement du sacro-saint « esprit critique » occidental. Mais ce sacrifice, elle l’accomplit sans hésitation tant la relation qu’elle entretient avec son maître Chen Xi-huang lui correspond.
Faux disciples ou vrais dévots
Pour Serge Dreyer, le maître devrait avoir une portée éducative plus grande : « Un maître n’est pas seulement quelqu’un qui a des compétences techniques, mais aussi des compétences intellectuelles. Si j’ai rencontré un maître qui a su allier technique et humanisme, c’est mon directeur de thèse de doctorat, Jean Claude Beacco, professeur de didactique du français langue étrangère à l’Université Paris 3. On s’est reconnu. »
Si le terme shifu ne sert qu’à donner de la face grâce au prestige du titre honorifique, que reste-t-il de cette relation ? Le constat est donc le suivant : maître et disciples comme dialectique orientale est une représentation en grande partie fantasmée par nos fictions contemporaines (cinéma, romans et autres supports de rêves) ; en réalité, c’est un modèle éducatif en voie de disparition. Elle occulte un système plus efficace, en tout cas plus massif : celui de la relation élèves-professeurs. Les shifu sont remplacés par les laoshi.
« En Europe, dit Serge Dreyer, le logos règne, on analyse, on explique tout. Dans le monde chinois on reproduit, on valorise le cycle, le retour vers un âge d’or. C’est ce qu’on appelle la culture par imprégnation. Tout repose sur la mémorisation et les examens. Il y a très peu d’explication, on fait ses mouvements. Dans la culture occidentale, on pose des questions. Or le monde chinois ne supporte pas la remise en cause. C’est pourquoi la figure du grand peintre chinois, Shitao [石濤], a tant fasciné le sinologue Pierre Ryckmans. Lorsqu’il déclare : “Moi je ne peins pas avec la barbe des vieux maîtres”(2), il s’oppose radicalement à la tradition picturale qui l’a précédé. Copier n’était pas un problème lorsque Taiwan devait reproduire pour assurer son développement économique. Mais maintenant que le besoin s’en fait sentir, on ne sait pas comment développer la créativité des élites. »
Serge Dreyer se défend pourtant d’adopter un point de vue essentialiste qui opposerait l’Orient à l’Occident selon deux systèmes clos et inconciliables : « Je crois beaucoup aux principes complémentaires du ying et du yang. C’est une dynamique extraordinaire qui peut apporter aux uns comme aux autres. Le monde chinois a développé une vision organique des choses qui manque à l’Occident mécaniciste. Si on prend la calligraphie occidentale, mise au second plan, elle n’est pas mise en relation avec la savate. L’hyper spécialisation occidentale a coupé les liens entre les disciplines. La cargaison d’Occidentaux dont je fais partie, vient à Taiwan se ressourcer et retrouver en fait sa propre culture. La pratique du taiji m’a amené à m’intéresser à la lutte gréco-latine, ou encore à cette relation maître-disciple ou professeur-élève. »
La dialectique « maître et disciple » finalement n’est peut-être qu’une rêverie sur les relations éducatives idéales. Ne reste-t-il que des faux disciples peu enclins au sacrifice de leur cogito ? Serait-ce parce que l’Europe est familière d’autres dialectiques – celle du maître et de l’esclave par exemple – et que par conséquent elle a développé parfois jusqu’à la caricature une fascination pour la révolte et la rébellion ? Il reste, semble-t-il, au détriment du maître, un respect exagéré pour la figure du professeur à Taiwan et en Chine alors qu’elle est devenue moribonde en Europe.
(1) George Steiner, Maître et disciple, Paris, Gallimard, 2003.
(2) La citation exacte est la suivante : « J’existe pour moi-même et par moi-même. Les barbes et les sourcils des Anciens ne peuvent pas pousser sur ma figure, ni leurs entrailles s’installer dans mon ventre ; j’ai mes propres entrailles et ma barbe à moi. Et s’il arrive que mon œuvre se rencontre avec celle de tel autre maître, c’est lui qui me suit et non moi qui l’ai cherché ». Pierre Ryckmans, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Paris, Plon, 2007, p. 41-2